FRANCE CULTURE JEUDI 28 JANVIER 1993 Panorama 12 h 30

La Ronde d'Arthur Schnitzler au Théâtre Marie Stuart.

" La Ronde" est célèbre par le film qu'en a tiré Max Ophuls, et là c'est dans une

mise en scène de Georges About, avec une performance d'acteurs, de deux acteurs qui sont Anne Turolla et Bernard Lanneau, c'est un très beau spectacle.

Auteur : Gilles Gourdon

« Emballage perdu » de Vera Feyder au Théâtre des Cinq Diamants

du 17 mai au 30 juin 1995 Mise en scène de Georges About avec Isabelle Le Cann et Anne Turolla

Ecrite en 1974 par Vera Feyder et publiée aux Editions Actes Sud Papiers, cette pièce créée en 1982 au Théâtre des Mathurins ( avec Sabine Haudepin et Marthe Keller ) est reprise pour la première fois à Paris dans ce petit Théâtre du XIII° arrondissement, d'où l'on entend parfois les mobylettes et les motos passer dans la rue. Peu importe, le huis clos auquel on va assister va finir par éliminer les bruits parasites. Deux femmes, deux copines partagent le même appartement. L'une, Julie est employée de bureau aux « Statistiques », l'autre Lena rédige un mémoire sur Rigoletto en attendant le retour de son amoureux détenu dans une prison politique. Deux personnages totalement opposés, vont dans un premier temps, conjuguer leurs différences, pour le meilleur. L'une est avertie des choses de l'amour et de la vie ; l'autre, employée de bureau est fragile, naïve, innocente, Elle ne sait rien des hommes , elle attend de Léna des explications, des conseils, elle est loin de son centre, elle ne sait pas être elle-même, elle cherche dans l'obscurité et ça donne un personnage de femme très attachant, très vrai. Elle a enregistré la dureté et la violence du monde, mais elle ne peut pas y répondre. Il lui manque la force, la conscience, elle est comme une enfant délaissée, perdue et abandonnée. L'autre, l'étudiante est beaucoup plus froide , plus dure, calculatrice, presque sans humanité, comme déjà cassée par la vie, se protégeant et sachant toujours où est son intérêt, avec comme atout le sens du pouvoir à exercer sur autrui. On sent bien que la petite Julie aux allures de Marilyn risque de se faire avoir par le premier venu – ce qui ne manque pas d'arriver : elle ignore que son amoureux du moment est un homme marié qui a plusieurs liaisons, pas plus qu'elle ne sait que les propositions d'embauche dans une troupe de théâtre ( qui lui permettront de quitter les « Statistiques ») sont plus que dangereuses. Par ce biais, à cette époque, des jeunes femmes étaient envoyées dans des bordels en Afrique ou ailleurs. Personnage bouleversant, émouvant, qui à la faveur d'un événement banal, va basculer dans le désespoir et la folie après nous avoir fait rire.

Le ton monte progressivement, l'intensité va se faire de plus en plus aiguë. La pauvre Julie n'a aucune arme pour comprendre et faire face. Son seul rempart au malheur mental venait de la foi qu'elle avait encore en son amie, qu'elle voulait voir comme une sœur, comme une parente chérie qu'elle n'a jamais eue (puisqu'elle est orpheline ). C'est le désespoir accumulé et le non dit qui va s'ouvrir sur la dépression et le vide. Parcours exemplaire, très bien servi par cette comédienne , Anne Turolla. On est tenté de dire que c'est bien une pièce des années 70, non pas qu'elle soit vieillie et dépassée, mais disons que la violence se retourne contre soi, sans se déverser à l'extérieur, contre les autres. Ce qui n'était pas accompli de nos vie et de nos espérances secrétait le suicide, le désespoir, la folie. On les voit bien ces femmes qui, à la charnière de l'émancipation et de la libération, n'ont pas trouvé les moyens d'envisager autrement la vie et l'amour des hommes. Tout était trop violent, trop nouveau . Femmes émancipées, qui ont cherché d'autres marques et qui ont sombré dans la solitude, l'impuissance, et finalement dans la grande souffrance de l'esprit.

L'étudiante, la forte, va tenter d'assister son amie et la maintenir au dessus du précipice, mais l'irréparable est là, les barrières ont sauté, le surmoi ne fonctionne plus, le fleuve sort du lit, plus rien du jeu et de la vie ne peut s'exprimer. La coupure avec le monde ( symbolisée avec celle du fil de téléphone cisaillé) va finir la pièce : toute communication est alors coupée, et nous sommes dans le noir, saisis d'effroi, malheureux. «  Emballage perdu », à jeter.

Mais il nous reste ce texte à garder (à relire, à entendre de nouveau au théâtre) qui nous dit d'une manière forte : on ne peut rien pour l'autre, hélas.

Annie Cohen Juin 1995